100 ans plus tard, les lettres anonymes de « l’Œil de tigre » hantent encore la Corrèze
C'est une affaire de lettres anonymes qui a longtemps bouleversé le quotidien de toute une ville, et qui a donné naissance au terme « corbeau » que l'on connaît aujourd'hui si bien. En 1917, à Tulle, en Corrèze, des dizaines d'habitants se mettent à recevoir des lettres, souvent insultantes, révélant leurs pires secrets, ainsi que ceux de leurs voisins. Les diatribes sont mystérieusement signées « l'Œil de tigre ». La psychose et la honte s'emparent rapidement de toute la communauté. Mais qui se cache derrière ces missives ? Quelqu'un qui n'y paraît pas le moins du monde… Nous avons discuté de l'affaire avec Francette Vigneron, journaliste et autrice : elle a été la première à s'intéresser à « l'Œil de tigre » et à déterrer les fameux courriers.
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C’est un fait divers pas comme les autres, qui a marqué toute une région et continue encore, aujourd’hui, faire parler de lui.

Il y a près de 100 ans, à Tulle, en Corrèze, un mystérieux anonymographe va semer la panique dans toute la ville… En l’espace de 5 ans, plus de 110 lettres vont être distribuées dans la commune, qui compte alors 13 000 habitants.

A l’époque, le terme « corbeau » n’existe pas encore : et c’est cette affaire qui va l’inspirer, plus tard, au réalisateur Henri-Georges Clouzot, dont le film Le Corbeau, sorti en 1943, est librement adapté des méfaits de l’Œil de tigre.

Le corbeau meurtrier

Tout commence en 1917, quand plusieurs habitants reçoivent chez eux des lettres anonymes particulièrement virulentes : l’auteur s’en prend à tout le monde, insulte sans vergogne et expose les pires secrets de ses contemporains. Adultères, cleptomanie, accusations… Tout est mis sur la place publique par cet anonymographe, qui n’épargne presque personne. Le harcèlement dure des années, et la violence des propos va crescendo. Le corbeau de Tulle signe désormais ses lettres « l’Œil de tigre» et se proclame surpuissant.

La honte de voir ses secrets étalés au grand jour se répand comme une traînée de poudre dans les rues de Tulle, et les habitants sombrent dans la paranoïa.

En 1921, l’affaire prend une tournure dramatique. Auguste Gibert, un huissier de la préfecture de Tulle, reçoit des lettres accusant sa propre femme d’être le corbeau. Il sombre dans la folie, et finit par mourir, probablement en se suicidant. Peu de temps après, un secrétaire de mairie s’accuse à son tour d’être l’auteur des missives, et se donne la mort en avalant des médicaments.

Une femme au-dessus de tout soupçon

Une enquête est finalement ouverte, et contre toute attente, elle va accuser une certaine Angèle Laval, 35 ans, ancienne employée de la préfecture. En public, cette femme est discrète, bien élevée, effacée même. Mais en réalité, Angèle Laval nourrit depuis des années une haine sans limite envers ses contemporains, frustrée de ne pas avoir pu épouser l’homme dont elle s’était éprise, son supérieur Jean-Baptiste Moury.

En 2006, Francette Vigneron, journaliste, décide de s’intéresser à ce sombre dossier, restée dans les archives du département pendant près d’un siècle. Elle a consulté les fameuses lettres du « corbeau de Tulle », que l’on croyait disparues, et nous dévoile les dessous de l’affaire qui a fait trembler la Corrèze au sortir de la Première guerre mondiale… Entretien.

Lettres de l’Œil de tigre : le dossier que l’on croyait perdu

Pourquoi vous-êtes vous intéressée à cette affaire ?

Francette Vigneron : Tout d’abord, je suis corrézienne, mais pas Tulliste. Mais c’est surtout le pseudonyme choisi par l’anonymographe, « l’Œil de tigre », qui m’a intrigué. C’est une pierre, un quartz, dont on dit qu’elle a des vertus protectrices : si je porte un Œil de tigre et que l’on m’envoie mauvaises intentions, ça les repousse. C’est un pseudonyme puissant et original, qui m’a intéressé, et qui m’a entraîné très loin…

Comment avez-vous fait pour enquêter sur cette affaire très ancienne ?

Francette Vigneron : J'ai commencé mon enquête en 2003. J'ai suivi une trace logique, la plus logique selon moi. N’étant pas historienne, j’ai été aux archives départementales de Corrèze. J’ai demande à consulter le dossier, et on m’a répondu qu’ils ne l’avaient pas, qu’il était d’ailleurs réputé détruit, perdu, ou volé. J’ai pu seulement avoir accès aux journaux de l’époque qui relataient les débuts de l’affaire et le procès, mais je n’avais pas le contenu des lettres, car l’audience où elles avaient été lues s’était déroulée à huis-clos.

J’étais très frustrée, et limitée dans mes possibilités, alors, j’ai fait un pari.Je me suis dit que j’allais enquêter, comme un policier s’il le fallait, pour savoir si le dossier avait vraiment disparu. Comme il y a eu un premier procès à Tulle, mais aussi un procès en appel à Limoges, j’ai donc contacté les archives départementales de la Haute-Vienne. Ils m’ont répondu qu’ils avaient bien deux dossiers correspondant à l’affaire. J’ai dû demander une dérogation, car à l’époque, on ne pouvait pas consulter librement les dossiers qui avaient moins de 100 ans.

J’ai obtenu un accord, et je me suis rendu aux archives : on a posé devant moi deux gros dossiers, correspondant au procès de première instance et à l’appel. Je les ai ouverts en me disant que j’étais la première à les consulter depuis 80 ans.J’ai vu apparaitre la première lettre anonyme, écrite à l’encre, en majuscules. En lisant tout, j’ai découvert une histoire incroyable. J’ai trouvé cela tellement sensationnel que j’ai décidé d’en faire un livre (L’Œil de tigre, enfin la vérité sur le corbeau de Tulle).

Lettres de l’Œil de tigre : les premières lettres

Où et quand commence les lettres ? Qui en sont les premiers destinataires ?

Francette Vigneron : En décembre 1917, chez lui, Jean-Baptiste Moury a reçu la première lettre anonyme, par le facteur. La lettre disait, en gros, : « méfiez-vous d’Angèle Laval, elle cherche à se faire épouser », « c’est une enjôleuse, elle dit du mal du vous ». C’était écrit en majuscules.

En même temps, Moury, chef de service à la préfecture, avait bien dans son service une certaine Agnèle Laval, sœur cadette d’un autre chef de service. Elle aussi lui dit avoir reçu une lettre anonyme disant : « méfiez-vous de Jean-Baptiste Moury, c’est un séducteur, un lâche, un menteur » Ils s’en parlent, comparent leurs lettres, décident finalement de les brûler dans le poêle du bureau de Moury.

Il y a ensuite d’autres vagues de lettres encore plus virulentes…

Francette Vigneron : Alors qu’Angèle s’apprête à se faire licencier, car elle n’est pas du tout efficace dans son travail à la préfecture, il y a en effet une deuxième vague de lettres anonymes.

Jean-Baptiste Moury a rencontré Marie Antoinette Fioux, une sténodactylo de 29 ans, qui travaille dans un autre service, et il en tombe amoureux. Ils se fiancent, et là, une 2e flambée de lettres arrive. On se rend compte que les lettres, en gros, injurient ou racontent des ragots sur tout un tas de gens, mais surtout, que l’anonymographe accuse Marie-Antoinette Fioux d’être une dépravée, qui aurait déjà couché, avorté etc. Cela va même retarder les fiançailles du couple. Mais ils finissent quand même par se marier.

Ensuite, une troisième vague de lettres se répand : cette fois, tout le monde est insulté, sauf le couple Moury. Marie-Antoinette devient la plus belle, la plus intelligente, ils sont le couple idéal… Le contenu des lettres commence à être contenu, par le bouche-à-oreille, dans toute la ville. Les gens se mettent alors à penser que c’est Marie-Antoinette le corbeau, puisque l’auteur ne dit jamais du mal d’elle ou de son mari.

A quel moment la justice commence-t-elle à s’intéresser à l’affaire ?

Francette Vigneron : E n 1921, quelqu’un finit par porter plainte. Mais les mois passent, et contrairement à ce que tout le monde attendait, le juge d’instruction n’inculpe pas Marie-Antoinette. Il se fait accuser d’inaction. Sauf qu’en réalité, le juge Richard se doute bien que ce n’est pas elle, mais il manque d’éléments pour accuser quelqu’un d’autre.

Il se rapproche alors d’Edmond Locard (le fondateur du premier laboratoire de police scientifique à Lyon en 1910, à qui l'on doit l’invention de la graphométrie) pour analyser en profondeur les lettres. Ce dernier décide d’organiser des dictées collectives, pour comparer les écritures des habitants de Tulle à celle de l’anonymographe.

Ils commencent par convoquer 8 femmes, dont Angèle Laval et Marie-Antoinette Fioux. Elles doivent recopier deux dictées de 4 pages chacune, en majuscules, comme les lettres anonymes. Edmond Locard observe attentivement. Il remarque alors qu’Angèle Laval v a mettre 12 minutes à écrire la première ligne : elle repasse soigneusement sur toutes les lettres pour les modifier. Plus la dictée avance, plus sa main a recours a des automatismes. Les caractéristiques finissent par apparaître clairement. En toute certitude, il s’agit d’Angèle Laval.

Mais cette dernière clame son innocence, et commence même à montrer des signes de désordre à mesure que son inculpation approche : elle sort de chez elle en pleine nuit, vêtue d’une simple chemise, menace de se jeter du pont de la Corrèze…

Lettres de l’Œil de tigre : « Je suis le Lucifer de Tulle »

Quelles répercussions ont ces lettres sur la ville et ses habitants à l’époque ? Quel est le climat ?

Francette Vigneron : Ça fait de gros dégâts. D’abord, le premier travail qu’a fait le juge qui a dû éplucher les 110 lettres, c’est d’interroger les gens pour savoir si ce que les lettres racontaient était vrai. Il a pu prouver que tout était vrai, même les anecdotes les plus cocasses, les plus graves, les secrets de famille…

Tulle n’était pas surnommée la capitale des clampes pour rien. Tout se savait, les gens parlaient : qui couchait avec qui, Mme un tel qui était cleptomane…

Sauf que c’était oral, ou alors, vite oublié. Mais quand vous retrouvez ça écrit et diffusé... Au début, les gens recevaient les courriers directement chez eux, qui les attaquaient personnellement. Et, très vite, les lettres se sont mises à dire du mal de 15 ou 20 autres personnes, et demandaient à transmettre la lettre à X, qui elle devait à la transmettre à X etc…

Par la suite, les lettres étaient mises dans des enveloppes non cachetées, par terre, sous les portes, dans le confessionnal de la cathédrale, au marché, directement dans les cabas…

Personne ne soupçonnait Angèle, on soupçonnait Marie-Antoinette, qui s’est même fait traiter de « salope » dans la rue... L’ambiance était ultra pourrie, au début tout le monde soupçonnait tout le monde. Et puis, tous vos secrets étaient écrits, diffusés, on ne pouvait plus sortir dans la rue, c’était la honte. C’est comme une bombe à fragmentation, ça a envoyé des éclats qui ont fini par détruire toute la ville.

Pourquoi le corbeau a-t-il choisir ce pseudonyme selon vous ?

Francette Vigneron : La signature « l’Œil de tigre » est apparue en avril 1921, et au même moment, il y a un sentiment de toute puissance qui émerge des courriers. On commence à avoir des phrases du genre « je suis, moi, l’Œil de tigre, le Lucifer de Tulle » « je n’ai pas peur, je vous écraserai » …Ce pseudonyme lui donnait surement un sentiment d’invincibilité.

Lorsque Mr. Gibert décède, probablement d’un suicide, après que la signature de sa femme ait été retrouvée sur l’une des lettres, tout Tulle se rend à ses obsèques, y compris Angèle… On peut penser qu’elle devait même être satisfaite. Cette escalade criminelle, c’est comme une drogue pour ce type de psychopathes, qui n’ont de sentiments pour personne hormis eux-mêmes.

Lettres de l’Œil de tigre : « Une criminelle froide »

Quel est le profil d’Angèle Laval ?

Francette Vigneron : C’est une femme à l’époque d’une trentaine d’années, qui vit seule avec sa mère. Son père meurt lorsqu’elle n’a que 18 mois, et sa mère fait une grave dépression quand elle a 2 ans, au cours de laquelle elle est même internée dans un asile psychiatrique pendant quelques semaines. Il y a donc un terrain de difficulté et de douleur au début de sa vie. Dans l’immeuble où elle habite avec la sœur cadette de sa mère, son frère devient rapidement l’homme de la famille, il entre à la préfecture comme employé de bureau, puis franchit es étapes jusqu’au plus haut niveau, c’est l’ascenseur républicain dans toute sa splendeur.

Mais Angèle, elle, bien qu’elle soit très bonne élève, arrête ses études à 16 ans et passe ses journées à broder chez elle. Arrivée à la trentaine, pas mariée, elle est déjà considérée comme une vieille fille. Avec sa mère, elles se rendent même chez des voyantes pour savoir si elle trouvera un jour l’âme sœur. C’est une toute petite femme menue, elle ne fait qu’un 1 mètre 55, et on la surnomme « la statuette ». Elle a de grands yeux bleus, elle n’est pas laide, mais très réservée.

En 1917, son frère qui vient de se marier, quitte la maison familiale. Il faut désormais faire rentrer de l’argent. Il va alors pistonner Angèleà la préfecture, où elle sera embauchée dans le service de Jean-Baptiste Moury, qui habite d’ailleurs la même rue que la famille Laval. Sans se fréquenter, ils se voient et se connaissent depuis leur naissance.

C’est là qu’elle révèle sa véritable personnalité ?

Francette Vigneron : Lorsqu’elle se met à travailler, il se passe deux choses : elle ne fout rien, c’est une véritable peste ! Elle n’a pas envie de bosser, et elle colporte beaucoup de ragots. Ce n’est pas la collègue la plus discrète, alors qu’au contraire, dans la rue, il n’y a pas plus discrète et bien élevée qu’Angèle Laval.

Elle commence aussi à s’intéresser à son chef, Jean-Baptiste Moury, dont elle tombe amoureuse… Mais elle s’enhardit au point de le gêner, et de le suivre, à tel point qu’il demandera à l’un de ses collègues de le raccompagner chez lui, tellement il se sent oppressé par Angèle, qui vit dans sa rue.

Elle va aller jusqu’à l’agresser sexuellement, et c’est à partir de là que les lettres anonymes arrivent. Elle est embauchée en septembre, et les lettres commencent en décembre. Elle s’écrit elle-même des lettres pour créer du lien entre eux, pour se rapprocher de lui.

Finalement, elle pose tellement de problèmes qu’elle sera licenciée.

Mais c’est une femme très intelligente, on le voir dans ses lettres, les phrases sont claires et le français est d’un très bon niveau.

Angèle aimait beaucoup son frère. Quand ce dernier a quitté le domicile familial pour fonder son propre foyer, elle a fait un transfert sur son chef, Moury.

Que se passe-t-il une fois qu’elle est démasquée ?

Francette Vigneron : Après la dictée révélatrice en janvier 1922, est mise en examen en mars, on s’approche de son procès, qui doit se dérouler en septembre.

Et là, on apprend que sa mère, âgée de 73 ans, et elle-même sont montées à l’étang de Ruffaud, et ont voulu se suicider. La maman s’est noyée et Angèle a été sauvée de justesse par des passants. Selon un premier examen, ça n’est pas Angèle qui a noyé sa mère. Mais elle a bien fait une mise en scène sordide : elle-même a dû pousser sa mère à se noyer, en prétextant la honte qui s’abattait désormais sur la famille, puis elle a attendu patiemment au bord de l’étang pendant 45 minutes, et quand elle a vu quatre hommes arriver dans les parages, elle a fait semblant de se noye r, pour qu’ils viennent la sauver. Mais elle n’a jamais voulu mourir.

Sa mère était faible psychiquement, une ancienne dépressive, fragile et modeste… Et surtout, elle n’avait pas encore été entendue par le juge. La maman devait avoir vu des choses, elle savait peut-être ce que faisait sa fille. Devant le juge, elle n’aurait pas pu mentir, elle aurait craqué, Angèle le savait. Donc il fallait éliminer le maillon faible.

C’est là que j’ai compris qu’on avait à faire à une criminelle froide.

Lettres de l’Œil de tigre : le procès

Dans l’attente de son procès, elle va essayer de manipuler d’autres personnes…

Francette Vigneron : Dès lors qu’elle est inculpée, Angèle Laval va devenir de plus en plus manipulatrice.

La justice décide de l’expertiser. Elle va alors passer 9 mois dans un asile pour aliénés à Limoges. C’est le premier et unique voyage de sa vie. Son but, car c’est une psychopathe, c’est de paraître assez folle pour bénéficier au regard de la justice de circonstances atténuantes, mais pas assez folle pour être internée toute sa vie.

Et elle a réussi à retourner complètement le cerveau des psychiatres qui l’ont expertisée. Ils diront qu’elle est hystérique, certes, mais qu’à la fin ce n’est qu’une pauvre malade, qui a « côtoyé la frontière de la folie sans y pénétrer jamais ». Ils demandent pour elle des circonstances très atténuantes.

Comment se déroule son procès ?

Francette Vigneron : L’audience a finalement lieu en décembre 1922. Le procès attire une foule incroyable : il y a beaucoup de curieux, toute la presse nationale, et même des journalistes étrangers. Cette affaire a véritablement déchaîné les passions.

Pendant les débats, Angèle se révèle aux yeux du public : cette petite bonne femme menue, aux grands yeux perdus, se lève, interpelle, pointe du doigt. « C’est un petit serpent dressé sur sa queue » écrira très justement la journaliste du Petit Journal qui couvre le procès.

Au moment de la lecture des fameuses lettres, le huis clos est décrété. Le public n’aura jamais connaissance de leur contenu.

Finalement, Angèle est reconnue coupable avec des circonstances atténuantes. Elle est condamnée à 1 mois de prison avec sursis pour « diffamation » et « injures privées et publiques ». Elle doit aussi s’acquitter de 00 francs d’amende, et payer 200 francs à chacune des 7 victimes qui se sont portées parties civiles (en réalité, il y avait beaucoup plus de victimes que cela).

Le procureur ainsi qu'Angèle, qui veut être innocentée, font appel. En mars 1923, un deuxième procès se tient à Limoges, et confirme la peine.

Lettres de l’Œil de tigre : qu’est devenu le corbeau ?

Que devient Angèle Laval par la suite ?

Francette Vigneron : Elle rentre chez elle. Elle n’a pas de revenu, nulle part où aller. On sait que son frère, bien qu’il dût être très embarrassé, a dû payer tous ses frais.

Elle meurt en 1967, à 81 ans. Depuis 1922, pendant 45 ans, elle est restée dans cette maison à ne rien faire, mise au ban de la société, personne ne lui parlait. On disait aux enfants « si tu croises Melle Angèle, surtout tu dis bonjour » ou au contraire « surtout tu ne dis rien, ne la regarde pas dans les yeux elle peut te jeter un sort ». Elle trainait presque une réputation de sorcière. Un homme a pensé qu’elle lui avait jeté sort, car il avait fait une attaque qui l’avait rendu hémiplégique.

En réalité, la prison d’Angèle ça a été Tulle, ça a été sa vie d’après.

Aujourd’hui, cette affaire fait partie de votre vie…

Francette Vigneron : Oui, d’ailleurs je repense très souvent à Angèle, et je me dis qu’elle doit être « contente » d’avoir atteint cette forme de postérité !

J’ai mis six ans à investiguer puis à écrire mon livre, pour que les Tullistes puissent avoir accès à la totalité de l’affaire. Car il y avait beaucoup de légendes sur cette histoire : on disait que les lettres étaient pornographiques, mais pas du tout ! Il y avait eu au fil des années des exagérations, des fake news et en même temps du silence, surtout.

Ce qui m’a le plus étonnée, sidérée, c’est que moi qui ne suis pas historienne, et pas Tulliste, je sois la première à faire cette démarche en 80 ans. Pourquoi ? La honte : cette affaire a traumatisé les tullistes, tout le monde a soupçonné tout le monde, il y a eu des conflits dans les familles. Ça a été enterré, refoulé.

Mon travail a été une sorte de catharsis, mais cela a aussi provoqué un choc psychologique pour beaucoup de gens, qui ont découvert qui étaient vraiment certains de leurs ancêtres, et comment ils s’étaient comportés à l’époque.

Que retenez-vous de cette enquête ?

Francette Vigneron : J’ai travaillé depuis sur beaucoup d’affaires de lettres anonymes, notamment l’affaire Grégory. Mais de l’histoire de l’Œil de tigre, j’en ai tiré une conclusion, qui est qu’un anonymographe, c’est quelqu’un de dangereux, et il faut prendre au sérieux dès le départ.

Ce qui est dangereux, ça n’est pas ce que contienne les lettres, mais le fait qu’elle existent, c’est que cette haine puisse fermenter dans l’esprit de quelqu’un et entraîner un passage à l’acte.

Et puis, souvent, on sait que l’on écrit ce qu’on ne peut pas dire, notamment des gros mots, des choses obscènes.

Vous pouvez être sûr que plus une lettre est vulgaire, violente, voire même pornographique, moins la personne dans la vie le sera. C’est le masque d’une pathologie.

Et c’est fait pour s’insinuer dans la tête des gens, pour détruire leur cerveau et leur confiance vis-à-vis d’eux même, de leurs voisins, de leurs amis…

L’Œil de tigre, enfin la vérité sur l’affaire du corbeau de Tulle, Francette Vigneron (auto édité)

L'Oeil de tigre, Bande dessinée, Francette Vigneron et Antoine Quaresma, aux éditions Maïade