L’affaire Barataud : scandale, triangle amoureux et double meurtre à Limoges dans les années 1920
INTERVIEW. En 1928, un double meurtre secoue la ville pourtant discrète de Limoges. Charles Barataud, un « dandy » bien né de 33 ans, est accusé d'avoir tué Etienne Faure, un chauffeur de taxi, et, quelques jours plus tard, son propre amant, le jeune Bertrand Peynet, 17 ans. Le scandale ne tarde pas à fasciner la France entière et la condamnation de Barataud au bagne plutôt qu'à l'échafaud quelques mois plus tard déchaine les passions. Aujourd'hui, la tragique épopée du « beau Charley » continue de faire parler dans la région, et conserve encore bien des mystères. Philippe Grandcoing, historien et co-auteur d'un ouvrage sur l'affaire, nous raconte.
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Dans les années 1920, la ville de Limoges, dans la Haute-Vienne, est un lieu de contrastes, où se mélangent ouvriers traumatisés par la Grande Guerre et riches industriels bourgeois.

C’est dans ce climat qu’éclate, en 1928, l’affaire Barataud.

Le 12 janvier, Etienne Faure, un chauffeur de taxi limougeaud, disparait soudainement. Cinq jours plus tard, Charles Barataud, 33 ans, est arrêté. Il aurait été vu dans le véhicule du disparu.

Ce notable, surnommé « le beau Charley », est le fils d’un industriel de la porcelaine, mais il fait jaser.

Ses manières de dandys et sa passion pour le luxe passent mal dans le milieu, traditionnellement discret et conservateur, de la bourgeoisie limousine.

Affaire Barataud : sexe, mensonges et lutte des classes

Surtout, on lui prête une liaison suivie avec Bernard Peynet, le fils d’un blanchisseur, âgé de seulement 17 ans, lui même soupçonné de tremper dans de sombres affaires d’escroqueries.

Mais si le personnage de Barataud détonne, en garde à vue, il fait des déclarations qui ne semblent pas correspondre aux éléments de l’enquête. L’endroit où il assure avoir déposé le corps de la victime, par exemple, sera fouillé sans succès, et c'est ailleurs que la dépouille d'Etienne Faure sera finalement retrouvée.

Après sa garde à vue, et juste avant d’être déféré devant un juge d’instruction, on autorise Charles Barataud à retourner chez lui pour récupérer des affaires et « dire adieu » à son paternel. Les policiers qui l’attendent alors devant sa porte entendent, au bout de quelques minutes, un coup de feu. Bertrand Peynet a été abattu d’une balle dans le crâne. Et Charles Barataud est sur le point de se donner la mort avec la même arme à feu.

« Nous avions décidé de mourir ensemble, je devais le tuer puis me suicider, je n'ai pas eu le temps, je n'ai pas eu le courage », aurait-il déclaré aux enquêteurs par la suite.

L’affaire fait le tour des canards de l’Hexagone, et la révolte ne tarde pas à gronder. Pour les classes populaires, le double crime de Barataud est un exemple des mœurs dissolues de la bourgeoisie.

Lorsque Charles échappe à la peine de mort, en 1929, c’est l’émeute à Limoges.

Mais où se situe vraiment la réalité judiciaire dans cette affaire ?

Philippe Grandcoing, professeur agrégé d’Histoire, né à Limoges et auteur de la saga policière Hippolyte Salvignac, a coécrit avec Vincent Brousse et Thierry Moreau L’affaire Barataud, une enquête dans le Limoges des années vingt, undocument qui retrace l’affaire. Il nous raconte son enquête.

Affaire Barataud : « Un acte d’amour désespéré »

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette affaire ?

Philippe Grandcoing : Cela fait très longtemps que Vincent Brousse (le coauteur du livre) et moi sommes intéressés par cette affaire, et nous l’avions déjà traité sous un format plus court, mais on voulait y revenir, car elle est très intéressante pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il y a la dimension mystérieuse du faits divers. Et puis, il y a le côté scandaleux, sur le plan des mœurs, puisqu’il y a une histoire d’homosexualité dans les années 1920, et également sur le plan politique, avec l’agitation que l’affaire a causé à l’époque. En tant qu’historien, c’est une formidable plongée dans l’entre-deux-guerres.

Qui est Charles Barataud au moment où l’affaire éclate ?

C’est un ancien combattant de 14-18, il a d’ailleurs fait une belle guerre : il était sous-lieutenant a été décoré. Il a aussi attrapé le paludisme lors de son déploiement en Afrique, il était depuis malade des poumons. C’est aussi un rentier, par la famille de sa mère, qui avait investi depuis deux générations dans les matières premières de la porcelaine. Il gérait ces rentes avec son père, puisqu’il était orphelin de mère et que son frère aîné était mort à la guerre.

Il était donc issu de la moyenne bourgeoisie.

Sa vie privée était connue, mais à demi-mot, il est clair qu’on avait quelque indices : il s’était notamment fait renvoyer du club de football du quel il était membre, manifestement il y avait des soupçons sur sa vie intime, il était célibataire, et fréquentait le milieu de la nuit, de la prostitution. Ça n’était pas, à l’époque, un bourgeois « respectable ».

Quel était son lien avec Etienne Faure, retrouvé mort le 12 janvier 1928 ?

Il n’avait aucun lien avec le chauffeur de taxi. D’ailleurs, Barataud a une voiture, il n’avait donc à priori besoin besoin de taxi, et quand il avait ponctuellement recours à chauffeur, il faisait appel à quelqu’un d’autre.

Mais ce jour-là, Charles Barataud a eu un accident de voiture. Il s’est rendu au garage et on lui donné le véhicule du chauffeur, comme voiture de « substitution » en quelque sorte, en tout cas c’est ce qu’a dit Barataud.

Il part donc au volant du taxi, ignorant sans doute qu’il se trouve dans le taxi d’une personne disparue, et il l’utilise pendant plusieurs jours. Quand vous avez assassiné quelqu’un, vous ne vous pavanez pas dans sa voiture…

Mais lorsque la disparition commence à s’ébruiter, il tente de détruire le véhicule à plusieurs reprises, notamment en le précipitant dans la rivière, en pleine ville, à Argenton-sur-Creuse, ce qui est assez grotesque. On sent bien qu’il ne cherche pas vraiment à occulter les preuves, au contraire, il s’accable lui-même.

On peut trouver plusieurs explications à ce comportement : au départ il ne sait pas ce qu’il s’est passé. Ou bien, il sait que cet homme est mort, mais pas dans quelles circonstances. Et puis, il s’enferre dans l’histoire, épuisé nerveusement, physiquement, et surtout, il se rend compte qu’au fur à mesure du dévoilement l’amour de sa vie lui a menti, et il devient suicidaire. Sa vie n’a plus de sens, il est prêt à se jeter dans la gueule du loup, à s’auto accuser, implicitement pour sauver cette personne à laquelle il tient…

C’est un acte d’amour désespéré.

Affaire Barataud : un triangle amoureux fatal

Justement, il tue son amant, Bernard Peynet, en sortant de garde à vue, avant d’être déféré. Comment expliquer ce geste ? Pourquoi lui en voulait-il ?

Philippe Grandcoing : Je crois à la sincérité de la double tentative de suicide, à la promesse faite l’un à l’autre qu’ils allaient mourir ensemble.

Est-ce que Peynet a fait quelque chose, est-ce qu’il lui avait menti à nouveau ? Toujours est-il qu’il détruit l’objet de son amour et retourne l’arme contre lui sans grande conviction, car il est déjà mort socialement.

Pourquoi Barataud en voulait à son amant ? Tout d’abord, il y avait un triangle amoureux, car Peynet était également l’amant d’une femme mariée. Barataud, fou amoureux, tolérait cette liaison, qui lui garantissait en quelque sorte la « demi fidélité » de son amant, puisqu’il n’allait pas de toute évidence se marier avec cette femme.

Mais quelque chose a peut-être également déclenché le sentiment d’une vraie trahison chez Barataud. Il est possible de que Peynet soit responsable ou lié à la mort du chauffeur de taxi, et qu’il ne s’agisse pas d’une mort accidentelle mais d’un plan, fomenté peut-être pour récupérer de l’argent. Cela aurait montré que Peynet voulait s’affranchir de Barataud, voire le quitter. Ce qu’il aurait alors vécu comme une trahison amoureuse ultime, et il se serait donc enferré dans cette affaire criminelle.

Comment résonne l’affaire à l’époque dans la région, et bientôt, dans la France entière ? Pourquoi fascine t-elle à ce point ?

L’affaire Barataud prend beaucoup d'ampleur car elle touche à trois dimensions.

Tout d’abord, Barataud avoue dans premier temps le meurtre du chauffeur avant de se rétracter et de se murer dans son silence, il y a donc une grande part de mystère, c’est un fait divers intriguant.

Et puis, il y a la dimension scandaleuse, le scandale des mœurs et le scandale que constitue la mort de Peynet à 18 ans à peine, lui qui était l’amant de Barataud depuis deux ans, c’est-à-dire qu’un homme de 30 ans avait une liaison avec un adolescent de 16 ans, c’est proprement scandaleux. Peynet était lui-même l’amant d’une femme mariée, et il y a eu des soupçons de parties fines entre ce petit monde… Le scandale a aussi été policier : comment a-t-on pu laisser quelqu’un qui venait d’avouer un meurtre aller retrouver son amant et le tuer à son tour ?

Enfin, il y a une dimension de lutte des classes dans cette affaire. Barataud a été présenté, de façon caricaturale, comme un riche bourgeois de la classe moyenne, qui a assassiné un homme travailleur, contraint à la force du poignet de s’élever socialement.

Dans l’esprit des gens, c’est la bourgeoise dévoyée qui a tué un honnête prolétaire.

Tous les ingrédients sont réunis pour que cela passionne les foules.

Affaire Barataud : « De toute façon, il voulait mourir… »

Barataud continue de nier lors de son procès le meurtre d’Etienne Faure… Quels mystères lanent encore aujourd’hui autour de ce meurtre ?

Philippe Grandcoing :Dès son arrestation, il avait fait des aveux totalement faux sur le meurtre du chauffeur, il s’est trompé sur l’arme (il parle d’un revolver alors qu’aucune balle n’a été retrouvée lors de l’autopsie), il donne l’endroit où il aurait supposément caché le corps, mais celui-ci sera trouvé ailleurs… Et il signe ses aveux de son surnom, « Charley »… Ils n’ont donc aucun sens, aucune valeur.

Et puis, dès qu’il a tué Peynet, il revient sur ces aveux, bien avant le procès, et il s’enferre dans son silence, dans son mutisme, pendant toute l’instruction.

L’explication psychologique que j’ai, c’est que donner sa version, sa vérité, pour Barataud, cela aurait été reconnaitre qu’il avait été trompé par son amant. C’est une deuxième mort, en quelque sorte, de cette passion amoureuse, et il n’a pas envie d’exposer la trahison. Et comme de toute façon, il voulait mourir…

Mais justement, à l’issue de son procès, il échappe à la peine capitale, et sa condamnation au bagne provoque une émeute… Comment expliquer cet engouement ?

Il n’a pas échappé à la peine capitale parce qu’il a eu une bonne défense mais parce qu’il y a eu une erreur. Les jurés ont répondu oui aux circonstances atténuantes pour un seul des deux meurtres, mais le président des assises a considéré, lui, que cela s’appliquait aux deux, d’où le bagne.

La décision provoque la colère, on se dit que la bourgeoise a sauvé la tête de l’un des siens, qu’on a truqué le procès.

Se rejouent alors, 24 ans plus tard, les scènes d’émeute de 1905, durant lesquelles les ouvriers ont assiégé les portes des prisons pour libérer leurs camarades grévistes. Evidemment, c’est le parti communiste, auto proclamé champion de la cause ouvrière, qui pousse derrière, il y a aussi des enjeux de pouvoir entre socialistes et communistes à l’époque, et donc le fait divers est en partie instrumentalisé à cet effet.

La plupart des manifestants arrêtés sont d’ailleurs des militants communistes. Il y a eu entre 60 et 70 arrestations, et certains ont été condamnés à de la prison. Ce qui renforçait ce sentiment de « justice de classe » : les ouvriers en prison, mais les doubles assassins bourgeois au bagne…

A quoi ressemble le quotidien de Charles Barataud au bagne, à Cayenne en Guyane ?

Philippe Grandcoing : La vie au bagne, il s’en sort plutôt bien de façon étonnante, même si, en tant que bourgeois, il n’était pas fait pour ça.Il a eu une sorte de « double chance ». D’abord, parce qu’étant malade après 14-18, il a dû faire beaucoup de sport et conserve donc une bonne condition physique. Il est aussi immunisé contre plusieurs maladies, ayant servi en Afrique.

Et puis, il est bisexuel : sa sexualité est normale au bagne, et il sait très bien s’en servir, il a une bonne culture, un bon niveau d’études, et il bascule très vite dans les services de la pharmacie, un travail qui n’est pas pénible physiquement. Des témoignages disent que des hommes ont même « tué pour lui » sur place.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la mortalité est foudroyante en Guyane, mais une fois de plus, il passe à travers les gouttes. Le bagne est fermé en 1945, et il est assigné à résidence en Guyane, puis bénéfice d’une remise de peine. Mais il ne rentre pas : à Limoges, il ne veut pas retrouver son passé, et puis, il n’a plus aucune famille, tous sont morts.

Charles Barataud meurt en 1961, comme un clochard. Il buvait beaucoup, brisé après plus de 30 ans de bagne.

Affaire Barataud : « Un mensonge qui arrangeait beaucoup de gens »

Les esprits sont ils toujours marqués par cette histoire ? Quelles traces a laissées l’affaire Barataud dans les mœurs limougeaudes ?

L’affaire parle encore aujourd'hui aux habitants de la région, car elle a été transmise de génération en génération par la tradition orale. Les gens dont les parents ou les grands parents étaient adultes au moments des faits en ont forcément entendu parler, cela a marqué beaucoup de monde à l’époque.

Mais il s’agissait très souvent d’une transmission à demi-mot, on ne disait pas tout, certains éléments demeuraient encore tabous, du moins dans l’aspect mœurs.

Quel regard portez-vous en tant qu’historien, et en tant que limougeaud, sur cette affaire ?

Je trouve que le travail de la justice et de la police est proprement scandaleux dans cette affaire. A l’époque, le commissaire en charge avait dit qu’en arrêtant Barataud, il avait « une bombe » entre les mains, car la révélation de la vie de Barataud aurait mis tellement de personnes à Limoges dans l’embarras, qu’il valait alors mieux étouffer l’affaire. Ce policier, qui avait mis la main sur la correspondance et les photos personnelles de Charles Barataud, les as même remis aux personnes concernées, ce qui est une soustraction de preuves judiciaires.

Dès lors, Barataud a fait office de coupable idéal, le commissaire a laissé faire en se disant qu’il allait se suicider, qu’il avait un coupable et qu’il ne déclencherait pas un scandale.

Il y avait derrière ce que l’affaire aurait pu révéler tout un tas de secrets sur une partie de la bonne société locale, c’était une véritable bombe à retardement, et on tout fait pour la désamorcer.

Et puis, la manière dont le procès a été mené, on n’a pas gratté, on n’a pas cherché à aller plus loin, notamment sur la personnalité et les fréquentations de Barataud. On a seulement voulu plaire à tout le monde sans faire de vagues. On a construit un mensonge qui arrangeait beaucoup de gens.

L’affaire Barataud, une enquête dans le Limoges des années vingt, par Vincent Brousse, Philippe Grandcoing et Thierry Moreau, Geste éditions.