« Mon histoire, c’est celle de tant de personnes » : le récit d’Isabelle, victime d’une tentative de féminicide et rescapée du pireIstock
INTERVIEW. Le témoignage d'Isabelle est courageux, et rare. Il y a un an et demi, cette maman de trois enfants a survécu à une tentative de féminicide. Son ex-conjoint, ne supportant pas la rupture, la traquait depuis des semaines. Le 22 février 2021, il a surpris la mère de famille dans le hall de son immeuble, tirant sur elle à bout portant, à deux reprises. Aujourd'hui, Isabelle témoigne sur le caractère insidieux des violences conjugales ordinaires, et publie un livre-témoignage aux éditions City, Laissée pour morte. Elle s'est confiée, pour Enquêtes de vérité.
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Le 22 février 2021, la vie d’Isabelle Bauer, professeure des écoles et mère de trois enfants, bascule à tout jamais.

Son ex-compagnon, qui la harcèle depuis des mois, surgit dans le hall de son immeuble et lui tire dessus à deux reprises, à bout portant.

« D’abord, il y a une première déflagration. Violente. Assourdissante. […] Je ne l’ai pas vu tirer. J’étais déjà à terre », écrit Isabelle dans son livre, Laissée pour morte, dans l’enfer des violences conjugales ordinaires (ed. City).

Touchée à la fesse et au pubis, Isabelle s’écroule. L’homme qui a partagé sa vie pendant près de 30 ans, le père de ses enfants, vient de tenter de l’assassiner, avant de se donner la mort.

Prise en charge rapidement par les secours, elle est soignée en urgence à l’hôpital. C’est une miraculée. Mais les séquelles seront de taille.

« Jamais je n’aurai imaginé qu’il puisse faire un tel geste. Il m’était impossible de vivre avec cette peur, que quelqu’un que vous connaissez intimement puisse vouloir vous faire du mal, ça n’est pas enregistrable pour le cerveau », nous raconte la mère de famille.

Isabelle, rescapée d’un féminicide : « Je ne m’apercevais pas de ce que j’endurais »

Il ne l’avait jamais frappée. Mais pour Isabelle, l’enfer a véritablement commencé lorsqu’elle a quitté cet homme.

« Quand je regarde ma vie, il y avait des signes annonciateurs. Mais il y avait un côté insidieux à ma situation. Ça parait tellement banal, tellement ordinaire, car après tout je suis une femme comme tant d’autres, qui a vécu sa vie de famille, qui ne s’apercevait pas de ce qu’elle endurait, j’étais enfermée dans un carcan. Mon histoire est celle de tant de personnes », poursuit Isabelle Bauer.

Mais un beau jour, après 28 ans de vie commune, elle décide de fuir. « Au cours des dernières années de couple, je me suis rendue compte que j’avais des désirs, des envies, des projets, qui ne se feraient pas, j’ai fermé beaucoup de portes car cela ne l’intéressait pas. Et puis, il y a eu deux évènements principaux », raconte Isabelle.

Isabelle, rescapée d’un féminicide : « Jusqu’au moment où j’ai été agressée physiquement »

« J’ai compris que je ne pouvais pas mener à bout ce projet de maison que j’avais et qui me tenait particulièrement à cœur. Et puis, il a chassé ma fille de la maison. Là, c’était le faux-pas impardonnable. Pour moi, ça n’est pas être parent que de faire cela », poursuit la professeure.

Elle part en catimini. « Je me suis retrouvée avec cette angoisse, cette question : comment va-t-il réagir ? ».

La peur est justifiée ; dès qu’Isabelle quitte le domicile conjugal, son ex se met à la harceler, de façon particulièrement violente. Il la traque, la menace, poste des contenus humiliants sur internet et lui bloque l’accès à ses comptes numériques… Le quotidien d’Isabelle devient un enfer.

Pour s’en sortir, la mère de famille tente de faire l’autruche.

Dans un premier temps, toues les menaces qu’il pouvait me faire, je les ai amoindries, minimisées, parce que je mettais cela sur le compte du choc de la rupture, de la colère. C’était une façon de ne pas le voir aussi. Jusqu’au moment où j’ai été agressée physiquement… - Isabelle Bauer, auteure de Laissée pour morte, dans l’enfer des violences conjugales ordinaires

Soutenue par ses proches, Isabelle trouve le courage de porter plainte, non sans appréhension. « Je n’étais pas prête à faire cette démarche, c’était attiser les choses… Je prenais une action directe contre lui, alors que jusque-là je laissais faire », confie Isabelle. Avec le recul, toutefois, l’institutrice estime qu’il s’agissait aussi d’une sorte d' « instinct de survie ».

Isabelle, rescapée d’un féminicide : « La peur a pris le pas encore plus »

Devant la police, elle prend toute l’ampleur des faits qu’elle vient rapporter. « Toutes les menaces de mort, les choses qu’il m’avait dites, ont pris une mesure et une signification différente lorsque je les ai dites à la polic e, et à partir de là, la peur emmagasinée par l’agression a pris le pas encore plus », explique la mère de famille.

Pour autant, Isabelle refuse de croire que cet homme est capable d’aller jusqu’au meurtre. « Si on s’attendait à une fin aussi terrible, on deviendrait tétanisé, on ne bougerait plus », analyse-t-elle.

Après son dépôt de plainte, une procédure judiciaire est engagée. « C’est une étape très difficile à vivre », raconte encore Isabelle. « On se retrouve confronté face à cet homme dans le bureau de la juge, et c’est sa parole contre la vôtre. C’est très violent, un moment d’émotion intense, de panique totale. Je comprends que bon nombre de femmes ne veuillent pas passer par ces étapes-là, ces épreuves. ».

Son ex-conjoint est soumis à une mesure d’éloignement : i l n’a pas le droit de s’approcher d’Isabelle. On propose également à la mère de famille un téléphone «« grave-danger ». Elle ne recevra jamais. Ou, du moins, pas à temps.

La veille du drame, elle aperçoit son ex roder autour de son logement. Il passe ensuite la nuit, tapi dans la cave de son immeuble, avant de commettre son acte terrible le lendemain matin, alors qu’Isabelle se rendait au travail.

Isabelle, rescapée d’un féminicide : « C’est un combat de tous les jours, mais je lutte »

Aujourd’hui, la mère de famille tente de se reconstruire, et la tâche est loin d’être aisée. « La reconstruction physique, dure encore, après un an et demi. J’ai subi 12 chirurgies, mais il faut pouvoir se remettre des anesthésies, des plaies… C’est un combat de tous les jours, mais je lutte, car j’ai une très grande part de volonté », évoque Isabelle.

Psychologiquement, le parcours est tout aussi lourd. « J’ai subi deux traumatismes, le cerveau est en berne. Il faut apprendre à vivre avec, l’accepter, en faire quelque chose… Ma motivation personnelle, c’est un peu une revanche, c’est de me dire que je vais profiter de ma vie, alors que lui me disait 'tu ne seras jamais heureuse Isabelle' ».

    Isabelle, rescapée d’un féminicide : « J’ai eu du mal à me considérer comme une victime pendant longtemps »

    Isabelle Bauer veut se battre, pour ses trois enfants. Mais aussi briser le silence, pour aider les autres.

    C’est important de montrer que quelque chose qui semble ordinaire ne l’est pas tant que ça. J’espère dans ce sens que mon témoignage pourra aider d’autres personnes, qu’elles soient dans cette situation, ou qu’il s’agisse de leurs proches… Qu’ils puissent arriver à comprendre ce décalage de vision », insiste la professeure des écoles. Elle poursuit :

    On pourrait me traiter d’aveugle, de naïve. Je l’entends, mais j’ai eu du mal à me considérer comme une victime pendant longtemps, car pour moi, cela voulait dire qu’on était sous la coupe de quelqu’un, impuissante, qu’on ne s’était pas défendue. Moi, au contraire, ma vie m’a semblé une série de situations où je n’étais pas victime, mais plutôt dans lesquelles je faisais des choix, des concessions, pour ne pas l’être… - Isabelle Bauer, auteure de Laissée pour morte, dans l’enfer des violences conjugales ordinaires

    Pour elle, toutefois, il existe un moyen pour sortir de l’enfermement. « Il faut vraiment avoir des activités personnelles, travailler, voir ses amis, en dépit des injonctions. C’est cela qui m’a permis de partir, de faire ce premier pas, parce que j’étais entourée, j’avais des ressources », explique-t-elle.

    Quant à l’entourage des victimes, Isabelle leur conseille de rester toujours à l’écoute, de prêter une oreille bienveillante tout en distillant, petit à petit, quelques vérités, mais sans jamais exercer de jugement.

    Laissée pour morte, dans l’enfer des violences conjugales ordinaires, Isabelle Bauer – éditions City, 18€50